Eric Jennings- Prix du livre d'histoire des Outre-mer

Éric Jennings

La première de couverture affiche une photo prise en 1941, celle des réfugiés en route vers la Martinique à bord du Capitaine Paul Lemerle. Le document se veut aussi précieux que révélateur. Précieux car la photographie pose d’emblée la question de l’extraordinaire documentation qui composent le socle de l’ouvrage. Révélateur car les visages qu’on observe appartiennent à une population qui a fait le choix de l’exil et a compris tôt les enjeux quand d’autres refusaient de croire aux ambitions nazies en Europe.

Éric Jennings réussit dans son livre la gageure de livrer l’ambition d’une étude à la fois inédite et exemplaire. L’épisode remet l’histoire des Antilles françaises au centre de l’histoire de France pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est cette prouesse, parmi d’autres qualités, qui a immédiatement séduit le jury.
Entre la débâcle de mai-juin 1940 et la fin de l’année 1941, quelque 5 000 hommes, femmes et enfants gagnèrent la Martinique depuis Marseille à bord de cargos, échappant ainsi à l’Europe embrasée. Certains étaient juifs, d’autres républicains espagnols ou socialistes antinazis, célèbres ou anonymes. Eric Jennings examine cette voie d’exil, contemple la traversée, l’arrivée à Fort-de-France et le réinternement de la majorité des voyageurs par des autorités coloniales inquiètes de cet afflux de migrants. À travers le prisme de l’histoire des migrations, des luttes anticoloniales, l’auteur retrace aussi les rencontres et créations qui en naissent tout comme la fermeture qui s’opère parmi les alliés devant cette migration qu’ils redoutent.
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Entretien avec Éric Jennings
Quelle est la genèse de cet ouvrage ?

Éric Jennings : Mes travaux de doctorat m’avaient emmené vers l’étude du régime de Vichy à travers trois territoires qu’étaient l’Indochine, Madagascar et les Antilles. J’ai par cette occasion découvert ce dossier. C’était en 1997. J’ai contacté Claude Levi Strauss (un des acteurs de cet épisode) qui a répondu à mes questions. Cependant, je ne pouvais trop m’attarder et je devais poursuivre ma recherche principale… Le dossier est donc resté dans un tiroir. En 2010, j’ai décidé de l’ouvrir à nouveau. Le temps de la recherche a commencé avec la constitution des bases de données de voyageurs, des liens et des contacts, la réflexion. Ce temps aboutit aujourd’hui à ce livre.

Cet épisode est peu connu en France, comment l’expliquez-vous ?

Éric Jennings : Oui et non. Il existe un intérêt documenté pour la traversée du Capitaine Paule Lemerle, un beau roman d’Adrien Bosc et des récits autobiographiques comme Transit d’Anna Seghers. La connaissance que l’on retire de l’épisode a alors lieu par le truchement des personnalités remarquables qui ont fait partie de cette migration. Beaucoup d’intellectuels ont confiné leurs pensées dans des carnets. C’est une élite qui s’en va. Tout le monde ne pouvait pas se permettre de quitter la France et il fallait être débrouillard, éduqué, avec l’appui d’une organisation. Mais ce truchement cache aussi le flux extraordinairement important et composé d’anonymes, de républicains espagnols, de patriotes italiens, de sociauxdémocrates allemands, communistes antinazis et des de populations européennes juives. Pour beaucoup de ces individus, l’exil se répète et confirme les enjeux politiques de la guerre. Il a commencé pour eux aux premières heures de l’affrontement en 1933 en Allemagne, à Paris en 1940 et enfi n Marseille en 1941.

Le dossier que vous ouvrez a une particularité, la multiplicité des fonds d’archives. Comment avez-vous procédé ?

Éric Jennings : C’est vrai. Les archives sont dispersées entre l’Allemagne (archives concernant les exilés politiques à Frankfort), les États-Unis d’Amérique (beaucoup des réfugiés y aboutissent), les dossiers aux Antilles… A cela s’ajoutent les fonds nationaux ou particuliers en France métropolitaine comme les archives de la Compagnie transatlantique qui m’étaient inconnues. Et il faut encore ajouter les entretiens que j’ai réalisés en constituant ainsi mes propres archives comme pour le fi ls d’Anna Seghers, le regretté Pierre Radvanyi, dont les souvenirs ont précisé la réalité de la traversée. Au final, c’est un projet de douze années réparti sur trois continents…

Comment avez-vous réussi à transformer le récit d’un épisode au premier abord presque anecdotique en un récit d’un exemple de l’histoire des Antilles et de la France de la Seconde Guerre mondiale ?

Éric Jennings : La transformation du récit est compliquée. C’est une synergie, une rencontre. J’avais pensé commencer le récit à la Martinique mais cela aurait donné une chronologie à rebours. La deuxième partie qui commence à Fort-de-France marque la découverte du surréalisme, la rencontre des deux Césaire qui portera des fruits merveilleux, et tout cela avec en toile de fond la phase autoritaire réductrice de Vichy. Pour brosser ce tableau, il faut utiliser plusieurs instruments de l’histoire coloniale, intellectuelle, de l’histoire politique et sociale, de l’histoire de l’art enfin (des tableaux figurent dans l’ouvrage). Ces fi ls constituent une histoire plurielle au niveau méthodologique et permettent de décentrer l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

Quelle a été votre impression lorsque vous avez appris que vous étiez lauréat ?

Éric Jennings : J’étais absolument ravi et surpris ! Je me trouvais à Madagascar, en campagne de dépouillement. Il n’y avait pas de connexion, pas de wifi et juste un message de la Présidente [ndlr : Marion Tayart de Borms] pour la rappeler d’urgence. J’ai dû attendre au guichet de l’hôtel, connecter un câble à mon ordinateur et tenter de l’appeler. Bref, c’était aussi épique que technique ! Mais quelle belle surprise !

Une dernière chose à ajouter ?

Éric Jennings : Je remercie à nouveau toute les équipes de CNRS éditions, et particulièrement Laurent Joly pour la relecture, ainsi que Dominique Chathuant pour la sienne, en amont. En historien, je relève aussi une pertinence qui a été celle de l’écriture d’un livre sur l’histoire de réfugiés en 1941 au moment même où d’autres réfugiés se heurtaient aux portes de l’Europe alors que la rumeur pointait parmi eux des soi-disant terroristes. C’est sans doute une expression des craintes et peurs qui naissent et persistent lors des pratiques de mobilités.

Michèle-Baj Strobel - Prix du livre d'histoire des Outre-mer

Michèle-Baj Strobel

La quatrième de couverture de l’éditeur promettait de l’ethnologie de "grand cru". Les attentes et les craintes furent donc grandes. Car un livre d’histoire n’est pas un livre d’ethnologie. La surprise vint de la construction, du va-et-vient entre l’enquête et la place des témoignages, devenus aujourd’hui archives. Il vint aussi de la finesse remarquable d’une plume. L’ensemble rappela à certains membres du jury le travail de Claude Levi Strauss dans son ouvrage magistral Tristes Tropiques.

L’histoire des Gens de l’Or, c’est d’abord celle d’une question qui file tout au long de l’histoire de la Guyane française. Celle de l’or, de son mythe, et de sa récurrence à travers les siècles jusqu’à aujourd’hui (actualité du projet de la Montagne d’Or).
Le point de départ – le tout premier chapitre – se veut historique et cartographique, précisément de cette cartographie des XVIe et XVIIe siècles où l’on distingue le royaume du Roi Doré et que, plus d’un siècle plus tard, Voltaire choisira encore pour y faire figurer justement au XVIIe chapitre de Candide l’Eldorado. L’objet de recherche s’inscrit alors dans une culture tout comme dans l’histoire du développement d’un territoire. Il en devient, pour une partie de ses habitants, un mode de vie et affronte ainsi la question de la créolité.
Le livre de Michèle-Baj Strobel, une enquête parmi les orpailleurs de Guyane, s’appuie sur des témoignages d’hommes et de femmes aujourd’hui disparus. L’approche plurielle fait du matériau comme de l’enquête un ouvrage fondateur de l’histoire de la Guyane. Par cette approche, il formera peut-être, le jury l’espère, de nouvelles générations d’historiens.
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Entretien avec Michèle-Baj Strobel
Pourquoi si peu d’écrits sur l’histoire de l’or en Guyane ?

Michèle-Baj Strobel [MBS] : L’histoire de l’or a surtout été relatée par des ingénieurs des Mines et du BRGM dont Édouard Levat, qui le premier à parlé de Montagne d’or à propos du placer Paul Isnard, puis Barvaux et Babinski. Leurs écrits témoignent de la volonté de mettre en valeur le sous-sol guyanais. Bien des ingénieurs ont été d’abord en Afrique et ont essayé de transposer leur expérience sur le Plateau des Guyanes. Le dernier en date étant Jean Pétot, auteur de deux livres sur l’or de Guyane que j’ai rencontré et dont je garde un souvenir sympathique.

Racontez-nous la genèse de votre ouvrage ?

MBS : Au départ, l’idée fut d’écrire une sorte de chronique de notre vie en Guyane dès les premiers mois après notre installation à Maripasoula. Undes événements initiaux a été une veillée funéraire à laquelle une poignée de vieux créoles m’ont invitée. Ils savaient que je m’intéressais à leurs traditions et, pour simplifier, je leur ai expliqué que je souhaitais garder le témoignage de leur mode de vie. La mort d’un de leurs compères a été le signe d’une certaine urgence à recueillir ces données. Le temps du séjour fut ainsi le temps de l’enquête.

Et après ? Comment s’est organisée votre réflexion ?

MBS : Je n’ai pas pu rédiger ce livre dans la foulée de mon séjour. Ce fut après. Il m’a fallu beaucoup de temps et un autre contexte – celui des Antilles – pour m’atteler à la rédaction du livre. Lors de cette rédaction, j’ai mis en perspective les éléments de mon enquête avec l’histoire guyanaise. J’ai structuré mon expérience sur le socle de données de bibliographie historique et anthropologique.

Qu’avez-vous voulu transmettre à travers votre écriture ?

MBS : Essentiellement une expérience nouvelle de l’altérité par rapport à ce que je venais de vivre au Sénégal pendant sept ans. Je retrouvais un monde noir métissé sur le sol américain. Le monde créole dans toute sa puissance et sa diversité s’offrait à moi avec étrangeté et familiarité. C’est ce que j’ai essayé de traduire en me posant cette question : comment, à partir d’une poignée de vieux chercheurs d’or, pouvait-on encore aborder la réalité créole dans son ensemble ?
Pour le titre, c’est un souvenir vif : Je me souviens bien qu’en piochant les terres avec ces chercheurs, je pensais à un titre pour mon recueil. Ce titre me venait en créole : « SE MOUN LO-A », ce qui veut dire « Les gens de l’or ».

Quelle a-t-été votre impression lorsque vous avez appris que vous étiez lauréate ?

MBS : Une grande fierté et une surprise... Fiertécar j’ai immédiatement eu une pensée pour mes vieux compagnons dont j’ai revu certaines tombes récemment sur le Haut-Maroni. Surprise parce que je me considère très loin d’une carrière académique, comme une sorte « d’électron libre ». Bien qu’ayant étudié l’histoire de l’art à l’université de Strasbourg, mon propos d’ethnographe est devenu premier dans mon œuvre depuis. Je remercie infiniment les personnes du jury de m’avoir attribué ce prix.

Quelle est la place de votre récit dans l’histoirede la Guyane ?

MBS : Je me demande si ce livre ne constitue pas maintenant une sorte d’archive orale d’un monde disparu. Il est évident que l’actualité de l’or en Guyane [projet de la Montagne d’Or] est d’une tout autre ampleur. Est-ce de la micro histoire que ce travail ? Peut-être, à vous de me le dire.

Une dernière chose à ajouter ?

MBS : Je vais donner aux Archives départementales de Guyane (Cayenne) mes documents accumulés, mes originaux des photos et ce qu’il me reste de souvenirs de ces années d’intense proximité avec les gens du fleuve...

Bernard Gainot - Prix du livre d'histoire des Outre-mer

Bernard Gainot

Pour qui fréquente les couloirs de la Sorbonne, musarde régulièrement parmi les actualités scientifiques ou use ses fonds de culotte à la bibliothèque de l’Institut d’Histoire de la Révolution française de Paris 1, le nom – et plus encore la silhouette chaleureuse – de Bernard Gainot ne sont pas inconnus.

Historien, ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, maître de conférences H.D.R à l’université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, sa réputation l’a mené à assumer plusieurs fonctions comme celle de vice-président de l’Association pour l’étude de la colonisation européenne, à siéger au conseil d’administration de la Société des études robespierristes (1999-2013), à assurer le secrétariat de rédaction de lecture des Annales historiques de la Révolution française (depuis juin 1999) ou présider l’Association régionale des professeurs d’Histoire- géographie de l’Ile-de-France depuis 2008.
L’histoire politique – notamment de la période du Directoire, de l’Empire et de la Restauration – et l’histoire des formes de sociabilité et des mouvements intellectuels de la même période – par exemple Société des Amis des Noirs, Société de la morale chrétienne – guident sa pensée.
L’œuvre de Bernard Gainot se déploie à travers plusieurs titres dont
Les officiers de couleur dans les armées de la République et de l’Empire (1792-1815) aux éditions Karthala (2007), L’atlas des esclavages aux éditions Autrement (2013), La Révolution des esclaves. Haïti, 1763-1803, Collection Le temps de la guerre aux Éditions Vendémiaire (2017).Il reçoit pour L’empire colonial français de Richelieu à Napoléon aux éditions Armand Colin (2015) le tout premier prix.
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Entretien avec Bernard Gainot
Quelle fut la genèse de ce livre ?

Bernard Gainot [BG] : Ce livre prend source dans un cours magistral, au sujet totalement inédit, que je donnais à l’université de Paris 1. Il s’intitulait : Empire – au singulier – et révolutions – au pluriel – les colonies françaises de 1763 à 1810. J’ai par la suite élargi mon propos à La colonisation moderne : l’Empire français de 1635 à 1810. À partir de mes réflexions, et de mes notes, une fois déchargé de cours car à la retraite, j’ai choisi de donner la forme d’un livre à ce sujet qui n’était guère évoqué.

Pourquoi si peu d’écrits sur ce Premier empire colonial ?

BG : Il n’y avait pas "rien" lorsque j’ai commencé ce travail. On peut citer les ouvrages de Pierre Pluchon et de Jean Tarrade et Jean Meyer, de grandes synthèses qui avaient marqué les années 1990. Puis, c’est vrai, plus rien n’apparaît, curieusement. Par exemple, dans la biographie de Françoise Hildesheimer sur Richelieu, la partie coloniale est totalement absente. Pourtant, Richelieu participe financièrement en étant actionnaire de plusieurs compagnies qui se forment.

Une autre raison ?

BG : Sans doute la Révolution française y est-elle aussi pour quelque chose puisqu’on a considéré qu’elle signait la fin du Premier empire colonial, alors que la fin de ce Premier empire colonial correspond en réalité à l’effondrement napoléonien. Il m’a semblé, alors, qu’il fallait donc comprendre la nature, l’originalité de ce Premier empire colonial et s’affranchir de cette absence.

Comment avez-vous travaillé ?

BG : Je suis reparti de mes notes, de ma réflexion qui avait mûri. Je retournais à la Bibliothèque nationale de France. J’ai ainsi consulté des récits de voyages – Champlain, Lahontan, Bougainville, La Galissonière- des mémoires, les relations des jésuites. Ces sources imprimées alimentaient mon travail d’écriture pour les parties que je connaissais le moins comme l’océan Indien. Je citerai les mémoires de Mgr Pigneau de Behaine évêque d’Adran pour la Cochinchine. Puis je me suis attelé au plan, j’ai rédigé un premier chapitre et je l’ai soumis à l’éditeur...

Ce sont des sources imprimées que vous citez,il n’existe pas de sources manuscrites ?

BG : Si, bien sûr. Pour la partie révolutionnaire les séries C9 [Saint-Domingue], C8 [Martinique], C4 [Ile de France, actuelle Maurice] aux Archives nationales sont importantes, particulièrement les correspondances de gouverneurs pour la partie napoléonienne. De même, j’ai dépouillé les archives des ANOM à Aix-en- Provence pour la partie militaire, complétant les fonds très riches qui se trouvent au Service historique de la défense à Vincennes.

Rien d’autre ?

BG : Il existe aussi, je voudrais le souligner, un ensemble remarquable à la bibliothèque patrimoniale d’Avranches. Il s’agit des Papiers Decaen, du nom du gouverneur des Mascareignes, de 1803 à 1810. Cet homme a laissé une quarantaine de volumes, une source riche pour la connaissance de cet espace géographique.

Quel enjeu est apparu lors de cette écriture ?

BG : Pour moi, je reviens à ce que j’ai effleuré au début de notre entretien, il fallait impérativement comprendre l’originalité même de ce Premier empire colonial et la façon dont l’historiographie de la colonisation avait totalement écrasé cette originalité. Les gens qui s’intéressent à l’Outre-mer ont fini par considérer que l’Empire colonial moderne était une sorte de préhistoire de l’Empire colonial des années 1850-1960.
Il existait aussi un second problème. J’étais de constater que les apologistes du système colonial rejoignaient les partisans de la décolonisation, en faisant du système colonial un tout – un modèle dans un cas, un monstre dans l’autre – dont les années 1640-1810 n’auraient été qu’un ébauche imparfaite.Il est nécessaire d’historiciser les approches, il existe bien deux objets, deux champs véritablement différents, un Premier empire et un Second empire.

Ce constat est devenu un moteur ?

BG : J’ai aimé, alors, démontrer cette originalité.Car, dans ce projet d’un Premier empire colonial, les Européens ne sont jamais en position de domination. Les projets coloniaux sont en négociation, en perpétuel mouvement. C’est ce constat qui a guidé le fil de ma réflexion.

Quelle fut votre impression lorsque vous avez appris que vous étiez le tout premier lauréat du prix ?

BG : J’ai été heureusement surpris. Vraiment... J’ai été très agréablement surpris par le prix, la solennité du moment.

Une dernière chose à ajouter ?

BG : Ce n’est pas rien pour un éditeur que d’avoir un tel prix. La récompense de l’auteur rayonne aussisur toute la maison d’édition. J’aimerais que ce prix du livre d’histoire des Outre-mer donne un nouveau souffle à ce texte, le nourrisse. Que ce livre fasse ainsi l’objet d’une nouvelle édition.